jeudi 27 septembre 2012

Infidélité


« Il reste qu’il y a beaucoup de fausseté dans des considérations qui partent du sujet, dans la mesure même où la vie n’est plus qu’apparence. Comme en effet, dans la phase présente de l’évolution historique, l’objectivité massive du mouvement en cours réside en ce qui n’est encore qu’une dissolution du sujet – sans que déjà s’en soit dégagé un sujet nouveau – l’expérience individuelle prend nécessairement appui sur le sujet ancien, condamné par l’histoire, qui est encore pour soi mais qui n’est plus en soi. Un tel sujet croit encore être assuré de son autonomie, mais le néant que les camps de concentration ont infligé aux sujets atteint maintenant la forme même de la subjectivité. Il y a quelque chose de sentimental et d’anachronique dans la réflexion subjective, quand bien même elle retourne sa propre critique contre elle-même : quelque chose qui est de l’ordre d’une lamentation sur la marche du monde, et cette lamentation n’a pas lieu d’être récusée au nom de la bonté du monde mais parce que le sujet risque ainsi de se figer dans l’état où il se trouve (Sosein) et d’en venir à confirmer lui-même cette loi du monde. La fidélité à son propre niveau de conscience et d’expérience a constamment la tentation de dégénérer en infidélité, en refusant de voir ce qui transcende l’individu et d’appeler par son nom ce qui en fait la véritable substance. »

Adorno, Theodor W. Minimalia Moralia. Petite bibliothèque Payot, Paris, 1951. p. 10

Gazing


« Henry, the new hand aboard, was well acquainted with the Coast of Savaii and planned to anchor off a village on the east side that he recalled. By the lurid light they could see the remains of several settlements that had been wiped out by lava, and hundreds of thousands of coconut trees stripped of their fronds. The village Henry sought was deserted, dead. Everyone on the Snark was awake and gazing at the rail, awestruck by such colossal destruction. Whole valleys had been licked up. Each headland revealed greater devastation by liquid fire, which never stopped until it flooded into the hissing sea. »

Jack London in the South Seas. Four Winds Press, New York. p. 136

dimanche 2 septembre 2012

Edge of the world


« Time weighs down on you like an old, ambiguous dream. You keep on moving, trying to slip through it. But even if you go to the ends of the earth, you won’t be able to escape it. Still, you have to go there – to the edge of the world. There’s something you can’t do unless you get there. »

Murakami, Haruki. Kafka on the Shore. Vintage Books, London, 2005. P. 614

Metaphors


« I know. But metaphors can reduce the distance.”
“We’re not metaphors.”
“I know,” I say. “But metaphors help eliminate what separates you and me.”
A faint smile comes to her as she looks up at me. “That’s the oddest pickup line I’ve ever heard.”
“There’s a lot of odd things going on – but I feel like I’m getting closer to the truth.”
“Actually getting closer to a metaphorical truth? Or metaphorically getting closer to an actual truth? Or maybe they supplement each other?”
“Either way, I don’t think I can stand the sadness I feel right now,” I tell her.
“I feel the same way.” »

Murakami, Haruki. Kafka on the Shore. Vintage Books, London, 2005. P. 385

Sandstorm


« Sometimes fate is like a small sandstorm that keeps changing direction. You change direction, but the sandstorm chases you. You turn again, but the storm adjusts. Over and over you play this out, like some ominous dance with death just before dawn. Why? Because this storm isn’t something that blew in from far away, something that has nothing to do with you. This storm is you. Something inside you. So all you can do is give in to it, step right inside the storm, closing your eyes and plugging up your ears so the sand doesn’t get in, and walk through it, step by step. There’s no sun there, no moon, no direction, no sense of time. Just fine white sand swirling up into the sky like pulverised bones. That’s the kind of sandstorm you need to imagine. »

Murakami, Haruki. Kafka on the Shore. Vintage Books, London, 2005. P. 4

jeudi 23 août 2012

Incohérences


« Depuis toujours je me suis débattu avec l’unique intention de cesser de me débattre. Résultat : zéro. Heureux ceux qui ignorent que mûrir c’est assister à l’aggravation de ses incohérences et que c’est là le seul progrès dont il devrait être permis de se vanter. » 

Cioran, E.M. Ébauches de vertige. Éditions Gallimard, Collection Folio, 1979, p. 91

Vagues


« Les vagues se mettraient-elles à réfléchir, elles croiraient qu’elles avancent, qu’elles ont un but, qu’elles progressent, qu’elles travaillent pour le bien de la Mer, et elles ne manqueraient pas d’élaborer une philosophie aussi niaise que leur zèle. » 

Cioran, E.M. Ébauches de vertige. Éditions Gallimard, Collection Folio, 1979, p. 91

Sexualité


« Les obsessions macabres ne gênent pas la sexualité. Au contraire. On peut très bien voir les choses comme un moine bouddhiste, et faire preuve de quelque vigueur. Cette étrange compatibilité rend illusoire la prétention de s’accomplir par l’ascèse. » 

Cioran, E.M. Ébauches de vertige. Éditions Gallimard, Collection Folio, 1979, p. 83

Érosion


« La vie est plus et moins que l’ennui, que ce soit dans l’ennui et par l’ennui que l’on discerne ce qu’elle vaut. Une fois qu’il s’insinue en vous, et que vous tombez sous son invisible hégémonie, tout paraît insignifiant à côté. On pourrait en dire autant de la douleur. Assurément. Mais la douleur est localisée, tandis que l’ennui évoque un mal sans siège, sans support, sans rien sinon ce rien, inidentifiable, qui vous érode. Érosion pure, dont l’effet n’est pas perceptible, et qui vous métamorphose lentement en une ruine inaperçue des autres, et presque inaperçue de vous-même. »

 Cioran, E.M. Ébauches de vertige. Éditions Gallimard, Collection Folio, 1979, p. 83

Apparences


« Si le sceptique admet à la rigueur que la vérité existe, il laissera aux innocents l’illusion de croire la posséder un jour. Quant à moi, déclare-t-il, je m’en tiens aux apparences, je les constate et n’y adhère dans la mesure où, en tant qu’être vivant, je ne puis faire autrement. J’agis comme les autres, j’exécute les mêmes actes qu’eux mais je ne me confonds ni avec mes paroles ni avec mes gestes, je m’incline devant les coutumes et les lois, je fais semblant de partager les convictions, c’est-à-dire les marottes, de mes concitoyens, tout en sachant qu’en dernière analyse je suis aussi peu réel qu’eux.
Qu’est-ce donc que le sceptique ? – Un fantôme ... conformiste. » 

Cioran, E.M. Ébauches de vertige. Éditions Gallimard, Collection Folio, 1979, p. 81

Inexistence


« Il n’y a pas un autre monde. Il n’y a même pas ce monde-ci. Qu’y a-t-il alors? Le sourire intérieur que suscite en nous l’inexistence patente de l’un et de l’autre. » 

Cioran, E.M. Ébauches de vertige. Éditions Gallimard, Collection Folio, 1979, p. 78

« Toutes les fois qu’on tombe sur quelque chose d’existant, de réel, de plein, on aimerait faire sonner toutes les cloches comme à l’occasion des grandes victoires ou des grandes calamités. »

Cioran, E.M. Ébauches de vertige. Éditions Gallimard, Collection Folio, 1979, p. 42

Indéfinissable


« J’essaie de combattre l’intérêt que je prends pour elle, je me figure ses yeux, ses joues, son nez, ses lèvres, en pleine putréfaction. Rien n’y fait : l’indéfinissable qu’elle dégage persiste. C’est dans des moments pareils que l’on comprend pourquoi la vie à se maintenir, en dépit de la Connaissance. »

 Cioran, E.M. Ébauches de vertige. Éditions Gallimard, Collection Folio, 1979, p.39

« La plus grande des folies est de croire que nous marchons sur du solide. Dès que l’histoire se signale, nous nous persuadons du contraire. Nos pas paraissaient adhérer au sol, et nous découvrons brusquement qu’il n’y a rien qui ressemble au sol, et qu’il n’y a rien non plus qui ressemble à des pas. »

 Cioran, E.M. Ébauches de vertige. Éditions Gallimard, Collection Folio, 1979, p. 25

Danger

« Un livre doit remuer des plaies, en provoquer même. Un livre doit être un danger. »



Cioran, E.M. Ébauches de vertige. Éditions Gallimard, Collection Folio, 1979, p.11

mercredi 30 mai 2012

Le catoplébas


« Pline (VIII, 32) raconte qu’aux confins de l’Éthiopie, non loin des sources du Nil, habite la catoplébas, « bête de taille moyenne et de démarche paresseuse. La tête est remarquablement lourde et l’animal peine beaucoup pour la porter; elle penche toujours vers la terre. N’était de cette circonstance, le catoplébas en finirait avec le genre humain, car tout homme qui voit ses yeux, tombe mort. »

      Catoplébas, en grec, veut dire « qui regarde vers le bas ». Cuvier a suggéré que le gnou (contaminé par le basilic et par les gorgones) inspira aux anciens le catoplébas. [...] »


Borges, Jorge Luis. et Margarita Guerrero. Manuel de zoologie fantastique.1957. Union générale d’éditions, Paris. p. 56

Précision


«  En tout, la précision, le reste n’est que pathos. »

Toussaint, Jean-Philippe. Fuir. Éditions de Minuit, Paris, 2005. p.98

Exister

« C’était dérisoire, et même un peu cruel, de découvrir ce parfum maintenant, mais je ne pus m’empêcher d’être ému à la pensée que, la veille, à Shanghai, avant de me retrouver, Li Qi était entrée dans un magasin avec l’idée de me faire un cadeau (et je ressentis alors ce plaisir si particulier de savoir qu’on existe dans l’esprit de quelqu’un, qu’on s’y meut et y mène une existence insoupçonnée). »

Toussaint, Jean-Philippe. Fuir. Éditions de Minuit, Paris, 2005. p.76

Décalage

« Depuis cette nuit, depuis le coup de téléphone de Marie dans le train, je percevais le monde comme si j’étais en décalage permanent, avec une légère distorsion dans l’ordre du réel, un écart, une entorse, une minuscule inadéquation fondamentale entre le monde pourtant familier qu’on a sous les yeux et la façon lointaine, vaporeuse et distanciée, dont on le perçoit. »

Toussaint, Jean-Philippe. Fuir. Éditions de Minuit, Paris, 2005. p.64

Constatations

« Elle disait tout cela d’une voix égale et douce, légèrement ensommeillée, et je songeais que je ressentais la même chose qu’elle, finalement, que moi aussi j’étais mieux seul en ce moment, plus calme et plus apaisé, je ne pouvais que m’incliner devant la lucidité de son jugement, même si j’aurais préféré faire les mêmes constatations moi-même, car on allège toujours la cruauté d’un constat par la satisfaction d’en établir soi-même la pertinence. »

Toussaint, Jean-Philippe. Faire l’amour. Éditions de Minuit, Paris, 2002. p.133

Rompre


« Allongé sur le dos, je regardais le plafond, immobile, les pieds croisés sur le lit, les mains dans les poches de mon manteau. Qu’avais-je à faire ces jours-ci à Tokyo? Rien. Rompre. Mais rompre, je commençais à m’en rendre compte, c’était plutôt un état qu’une action, un deuil qu’une agonie. »

Toussaint, Jean-Philippe. Faire l’amour. Éditions de Minuit, Paris, 2002. p. 106

Même si


« Nous ne disions rien – nous ne nous parlions plus. De temps à autre, furtivement, je la regardais. Peu importe qui était dans son tort, personne sans doute. Nous nous aimions, mais nous ne nous supportions plus. Il y avait ceci, maintenant, dans notre amour, que, même si nous continuions à nous faire dans l’ensemble plus de bien que de mal, le peu de mal que nous nous faisions nous était devenu insupportable. »

Toussaint, Jean-Philippe. Faire l’amour. Éditions de Minuit, Paris, 2002. p.69

jeudi 16 février 2012

Autorégulation

« Au risque de scandaliser, le système peut même compter au nombre de ses avantages sa dureté. Dans le cadre du critère de puissance, une demande (c’est-à-dire une forme de la prescription) ne tire aucune légitimité du fait qu’elle procède de la souffrance d’un besoin inassouvi. Le droit ne vient pas de la souffrance, il vient de ce que le traitement de celle-ci rend le système plus performatif. Les besoins des plus défavorisés ne doivent pas servir par principe de régulateur au système, puisque la manière de les satisfaire étant déjà connue, leur satisfaction ne peut améliorer ses performances, mais seulement alourdir ses dépenses. La seule contre-indication est que la non-satisfaction peut déstabiliser l’ensemble. Il est contraire à la force de se régler sur la faiblesse. Mais il lui est conforme de susciter des demandes nouvelles qui sont censées devoir donner lieu à la redéfinition des normes de « vie ». En ce sens, le système se présente comme la machine avant-gardiste qui tire l’humanité après elle, en la déshumanisant pour la réhumaniser è un autre niveau de la capacité normative. Les technocrates déclarent ne pas pouvoir faire confiance à ce que la société désigne comme ses besoins, ils « savent » qu’elle-même ne peut pas les connaître puisqu’ils ne sont pas des variables indépendantes des nouvelles technologies. Tel est l’orgueil des décideurs, et leur aveuglement. »

Lyotard, Jean-François. La condition postmoderne. Éditions de Minuit. 1979. p.102

Interaction

« La nostalgie du récit perdu est elle-même perdue pour la plupart des gens. Il ne s’en suit nullement qu’ils sont voués à la barbarie. Ce qui les empêche, c’est qu’ils savent que la légitimation ne peut pas venir d’ailleurs que de leur pratique langagière et de leur interaction communicationnelle. Devant toute autre croyance, la science qui « sourit dans sa barbe » leur a appris la rude sobriété du réalisme. »

Lyotard, Jean-François. La condition postmoderne. Éditions de Minuit. 1979. p.68

Inconséquence

« On ne saurait juger ni de l’existence ni de la valeur du narratif à partir du scientifique, ni l’inverse : les critères pertinent ne sont pas les mêmes ici et là. Il suffirait à la limite de s’émerveiller de cette variété des espèces discursives comme on le fait de celle des espèces végétales ou animales. Se lamenter sur « la perte du sens » dans la postmodernité consiste à regretter que le savoir n’y soit plus narratif principalement. C’est une inconséquence. Une autre n’est pas moindre, celle de vouloir dériver ou engendrer (par des opérateurs tels que développement, etc.) le savoir scientifique à partir du savoir narratif, comme si celui-ci contenait celui-là à l’état embryonnaire. »

Lyotard, Jean-François. La condition postmoderne. Éditions de Minuit. 1979. p.48

mardi 7 février 2012

Eggs

« It was great seeing Annie again and I realized what a terrific person she was and how much fun it was just knowing her and I thought of that old joke, you know, the, this, this guy goes to a psychiatrist and says, "Doc, uh, my brother's crazy, he thinks he's a chicken," and uh, the doctor says, "well why don't you turn him in?" And the guy says, "I would, but I need the eggs." Well, I guess that's pretty much now how I feel about relationships. You know, they're totally irrational and crazy and absurd and, but uh, I guess we keep going through it...because...most of us need the eggs. »

Allen, Woody. Annie Hall. 1977

jeudi 5 janvier 2012

Légitimation

« La science est d’origine en conflit avec les récits. À l’aune des ses propres critères, la plupart de ceux-ci se révèlent des fables. Mais, pour autant qu’elle ne se réduit pas à énoncer des régularités utiles et cherche le vrai, elle se doit de légitimer ses règles de jeu. C’est alors qu’elle tient sur son propre statut un discours de légitimation, qui s’est appelé philosophie. Quand ce métadiscours recourt explicitement à tel ou tel grand récit, comme la dialectique de l’Esprit, l’herméneutique du sens, l’émancipation du sujet raisonnable ou travailleur, le développement de la richesse, on décide d’appeler « moderne » la science qui s’y réfère pour se légitimer. C’est ainsi par exemple que la règle du consensus entre le destinateur et le destinataire d’un énoncé à valeur de vérité sera tenue pour acceptable si elle s’inscrit dans la perspective d’une unanimité possible des esprits raisonnables : c’était le récit des Lumières, où le héros du savoir travaille à une bonne fin éthico-politique, la paix universelle. On voit sur ce cas qu’en légitimant le savoir par un métarécit, qui implique une philosophie de l’histoire, on est conduit à se questionner sur la validité des institutions qui régissent le lien social : elles aussi demandent à être légitimées. La justice se trouve ainsi référée au grand récit, au même titre que la vérité. »

Lyotard, Jean-François. La condition postmoderne. Éditions de Minuit. 1979. p.7