lundi 28 février 2011

Leçon de modestie

« Il est assez exaspérant de s’apercevoir que l’on a les mêmes interrogations que tout le monde. C’est une leçon de modestie.
Ai-je raison de quitter quelqu’un qui m’aime ?
Suis-je une ordure ?
À quoi sert la mort ?
Vais-je faire les mêmes conneries que mes parents ?
Peut-on être heureux et, si oui, à quelle heure ?
Est-il possible de tomber amoureux sans que cela finisse dans le sang, le sperme et les larmes ?
Ne pourrais-je pas gagner BEAUCOUP PLUS d’argent en travaillant BEAUCOUP MOINS ?
Quelle marque de lunettes faut-il porter à Formentera ? »

Beigbeder, Frédéric. L’amour dure trois ans. Gallimard, Collection Folio. 1997. p. 84

Ne riez pas

« J’ai beau savoir que l’amour est impossible, je suis sûr que dans quelques années, je serai fier d’y avoir cru. Personne ne pourra jamais nous enlever ça, à Anne et à moi : nous y avons cru, en toute sincérité. Nous avons foncé tête baissée dans une muleta en béton armé. Ne riez pas. Personne ne se moque de Don Quichotte qui attaquait pourtant des moulins à vent comme un débile barbichu. »

Beigbeder, Frédéric. L’amour dure trois ans. Gallimard, Collection Folio. 1997. p. 63


Le Colonisé d'aujourd'hui

« L’ordre de la consommation pulvérise beaucoup plus radicalement les structures et personnalités traditionnelles que n’a pu le faire l’ordre raciste colonial : désormais, c’est moins l’infériorisation qui caractérise le portrait du colonisé qu’une désorganisation systématique de son identité, une désorientation violente de l’ego suscitée par la stimulation de modèles individualistes euphoriques invitant à vivre intensément. »

Lipovetsky, Gilles. L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain. Gallimard, collection Folio essais, 1983. p. 296

Oublier et sentir

« Détournement du spectacle lui-même : tout ce luxe de démonstrations n’est pas fait au fond pour être regardé ou admiré mais pour s’éclater, pour oublier et sentir. Le spectaculaire, condition du narcissisme; le faste du dehors, condition de l’investissement du dedans, la logique paradoxale du Palace est humoristique. Tout y est en excès, la sono, les lights shows, la rythmique musicale, le monde qui circule et piétine, la frénésie de singularités : inflation psychédélique, foire de signes et d’individus, nécessaire à l’atomisation narcissique mais aussi à la banalisation irréelle du lieu. »

Lipovetsky, Gilles. L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain. Gallimard, collection Folio essais, 1983. p. 245

La Rage d'innover

« Dans sa rage d’innovation, l’art a dissous tous ses repères classiques, renonce au savoir-faire et au beau, ne cesse d’en finir avec la représentation, se saborde en tant que sphère sublime et entre, ce faisant, dans l’ère humoristique, cet ultime stade de sécularisation des œuvres, celui où l’art perd son statut transcendant et apparaît comme une activité livrée à l’escalade du n’importe quoi, au bord de l’imposture. À l’affût de matériaux déclassés, d’actions, de formes et volumes élémentaires, de nouveaux supports, l’art devient drôle à force de simplicité et de réflexivité sur sa propre activité, à force de tenter d’échapper à l’Art, à force de nouveautés et de révolutions. »

Lipovetsky, Gilles. L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain. Gallimard, collection Folio essais, 1983. p. 234

Le nouveau héros

« Le nouveau héros ne se prend pas au sérieux, dédramatise le réel et se caractérise par une attitude malicieusement détachée vis-à-vis des évènements. L’adversité est sans cesse atténuée par son humour cool et entreprenant tandis que la violence et le danger le circouscrivent de toutes parts. À l’image de notre temps, le héros est performant bien que ne s’investissant pas émotionnellement dans ses actions. »

Lipovetsky, Gilles. L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain. Gallimard, collection Folio essais, 1983. p. 202

Choisir, changer

«  La consommation astreint l’individu à se prendre en charge, elle le responsabilise, elle est un système de participation inéluctable contrairement aux vitupérations lancées contre la société du spectacle et de la passivité. [...] Quelle que soit sa standardisation, l’ère de consommation s’est révélée et continue de se révéler un agent de personnalisation, c'est-à-dire de responsabilisation des individus, en les contraignant à choisir et changer les éléments de leur mode de vie. »

Lipovetsky, Gilles. L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain. Gallimard, collection Folio essais, 1983. p. 157

Changer d’air

« Partout le réel doit perdre sa dimension d’altérité ou d’épaisseur sauvage : restauration des quartiers anciens, protection des sites, animation des villes, éclairage artificiel, « plateaux paysagers », air conditionné, il faut assainir le réel, l’expurger de ses ultimes résistances en en faisant un espace sans ombre, ouvert et personnalisé. Au principe de réalité s’est substitué le principe de transparence qui transforme le réel en lieu de transit, un territoire où le déplacement est impératif : la personnalisation est une mise en circulation. Que dire de ces banlieues interminables qu’on ne peut fuir ? Climatisé, sursaturé d’informations, le réel devient irrespirable et condamne cycliquement au voyage : « changer d’air », aller n’importe où, mais bouger, traduit cette indifférence dont est affecté désormais le réel. »

Lipovetsky, Gilles. L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain. Gallimard, collection Folio essais, 1983. p. 107

Les signes codés de l’authenticité

« Tout dire, peut-être, mais sans cri, dites ce que vous voulez, mais pas de passage à l’acte; davantage, c’est cette libération du discours, fût-elle accompagnée de violence verbale, qui contribue à faire régresser l’usage de la violence physique : surinvestissement du verbe intime et corrélativement désaffectation de la violence physique, par ce déplacement, le strip-tease psy se révèle un instrument de contrôle et de pacification sociale. Plus qu’une réalité psychologique actuelle, l’authenticité est une valeur sociale, comme telle nulle part libre d’exploser sans contrainte : la débauche des révélations sur soi doit se plier à de nouvelles normes, que ce soit le cabinet de l’analyste, le genre littéraire ou le « sourire familier » de l’homme politique à la télé. De toute façon l’authenticité doit correspondre à ce que nous attendons d’elle, aux signes codés de l’authenticité : une manifestation trop exubérante, un discours trop théâtral n’a plus d’effet de sincérité, laquelle doit adopter le style cool, chaleureux et communicationnel; au-delà ou en deçà, c’est histrion, c’est la névrose. »

Lipovetsky, Gilles. L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain. Gallimard, collection Folio essais, 1983. p. 94

Durer et s’entretenir

« L’individu, enfermé dans son ghetto de messages, affronte désormais sa condition mortelle sans aucun appui « transcendant » (politique, moral ou religieux). « Ce qui révolte à vrai dire contre la douleur ce n’est pas la douleur en soi, mais le non-sens de la douleur », disait Nietzsche : il en va de la mort et de l’âge comme de la douleur, c’est leur non-sens contemporain qui en exacerbe l’horreur. Dans des systèmes personnalisés, ne reste dès lors qu’à durer et s’entretenir, accroître la fiabilité du corps, gagner du temps et gagner contre le temps. [...] Rester jeune, ne pas vieillir : même impératif de fonctionnalité pure, même impératif de recyclage, même impératif de désubstantialisation traquant les stigmates du temps afin de dissoudre les hétérogénéités de l’âge. »

Lipovetsky, Gilles. L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain. Gallimard, collection Folio essais, 1983. p. 88

Jeunesse sans fin

« Aujourd’hui nous vivons pour nous-mêmes, sans nous soucier de nos traditions et de notre postérité : le sens historique se trouve déserté au même titre que les valeurs et institutions sociales. La défaite au Vietnam, l’affaire du Watergate, le terrorisme international mais aussi la crise économique, la raréfaction des matières premières, l’angoisse nucléaire, les désastres écologiques ont entraîné une crise de confiance envers les leaders politiques, un climat de pessimisme et de catastrophe imminente qui expliquent le développement des stratégies narcissiques de « survie », promettant la santé physique et psychologique. Quand le futur apparaît menaçant et incertain, reste le repli sur le présent, qu’on ne cesse de protéger, aménager et recycler dans une jeunesse sans fin. »

Lipovetsky, Gilles. L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain. Gallimard, collection Folio essais, 1983. p. 73

dimanche 20 février 2011

Être seul

« Nulle révolte, nul vertige mortifère ne l’accompagne, la solitude est devenue un fait, une banalité de même indice que les gestes quotidiens. Les consciences ne se définissent plus par le déchirement réciproque; la reconnaissance, le sentiment d’incommunicabilité, le conflit ont fait place à l’apathie et l’intersubjectivité elle-même se trouve désinvestie. Après la désertion sociale des valeurs et des institutions, c’est la relation à l’Autre qui selon la même logique succombe au procès de désaffection. Le Moi n’habite plus un enfer peuplé d’autres ego rivaux ou méprisés, le relationnel s’efface sans cris, sans raison, dans un désert d’autonomie et de neutralité asphyxiantes. La liberté, à l’instar de la guerre, a propagé le désert, l’étrangeté absolue à autrui. « Laisse-moi seule », désir et douleur d’être seul. Ainsi est-au au bout du désert; déjà atomisé et séparé, chacun se fait l’agent actif du désert, l’élargit et le creuse, incapable qu’il est de « vivre » l’Autre. Non content de produire l’isolation, le système engendre son désir, désir impossible qui, sitôt accompli, se révèle intolérable : on demande à être seul, toujours plus seul et simultanément on ne se supporte pas soi-même, seul à seul. Ici le désert n’a plus ni commencement ni fin. »

Lipovetsky, Gilles. L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain. Gallimard, collection Folio essais, 1983. p. 68

L'indifférence

« Le nihilisme européen tel que l’a analysé Nietzsche, en tant que dépréciation morbide de toutes les valeurs supérieures et désert de sens, ne correspond plus à cette démobilisation de masse ne s’accompagnant ni de désespoir ni de sentiment d’absurdité. Tout d’indifférence, le désert postmoderne est aussi éloigné du nihilisme « passif » et de sa délectation morose sur l’inanité universelle que du nihilisme « actif » et de son autodestruction. Dieu est mort, les grandes finalités s’éteignent, mais tout le monde s’en fout, voilà la joyeuse nouvelle, voilà la limite du diagnostic de Nietzsche à l’endroit de l’assombrissement européen. Le vide du sens, l’effondrement des idéaux n’ont pas conduit comme on pouvait s’y attendre à plus d’angoisse, plus d’absurde, plus de pessimisme. [...] L’indifférence, pas la détresse métaphysique. »

Lipovetsky, Gilles. L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain. Gallimard, collection Folio essais, 1983. p. 52

Sous les spots des night-clubs

« Sous les spots des night-clubs, gravitent des sujets autonomes, des êtres actifs, plus personne n’invite personne, les filles ne font plus « tapisserie » et les « types » ne monopolisent plus l’initiative. Ne restent que des monades silencieuses dont les trajectoires aléatoires se croisent dans une dynamique de groupe muselée par l’envoûtement de la sono. »

Lipovetsky, Gilles. L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain. Gallimard, collection Folio essais, 1983. p. 44

Le Langage diaphane

« Le langage se fait l’écho de la séduction. Finis les sourds, les aveugles, les culs-de-jatte, c’est l’âge des mal-entendants, des non-voyants, des handicapés; les vieux sont devenus des personnes du troisième ou du quatrième âge, les bonnes des employées de maison, les prolétaires des partenaires sociaux, les filles-mères des mères célibataires. Les cancres sont des enfants à problèmes ou des cas sociaux, l’avortement est une interruption volontaire de grossesse. Même les analysés sont des analysants. Le procès de personnalisation aseptise le vocabulaire comme le cœur des villes, les centres commerciaux et la mort. Tout ce qui présente une connotation d’infériorité, de difformité, de passivité, d’agressivité doit disparaître au profit d’un langage diaphane, neutre et objectif, tel est le dernier stade des sociétés individualistes. »

Lipovetsky, Gilles. L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain. Gallimard, collection Folio essais, 1983. p. 32

Sans but ni public

« Démocratisation sans précédent de la parole : chacun est incité à téléphoner au standard, chacun veut dire quelque chose à propos de son expérience intime, chacun peut devenir un speaker et être entendu. Mais il en va ici comme pour les graffiti sur les murs de l’école ou dans les innombrables groupes artistiques : plus ça s’exprime, plus il n’y a rien à dire, plus la subjectivité est sollicitée, plus l’effet est anonyme et vide. Paradoxe renforcé encore du fait que personne au fond n’est intéressé par cette profusion d’expression, à une exception non négligeable il est vrai : l’émetteur ou le créateur lui-même. C’est cela précisément le narcissisme, l’expression à tout-va, la primauté de l’acte de communication sur la nature du communiqué, l’indifférence aux contenus, la résorption ludique du sens, la communication sans but ni public, le destinateur devenu son principal destinataires. »

Lipovetsky, Gilles. L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain. Gallimard, collection Folio essais, 1983. p. 23

Le Changement

« La société moderne était conquérante, croyante dans l’avenir, dans la science et la technique, elle s’est instituée en rupture avec les hiérarchies de sang et la souveraineté sacrée, avec les traditions et les particularismes au nom de l’universel, de la raison, de la révolution. Ce temps se dissipe sous nos yeux, c’est en partie contre ces principes futuristes que s’établissent nos sociétés, de ce fait postmodernes, avides d’identités, de différence, de conservation, de détente, d’accomplissement personnel immédiat; la confiance et la foi dans l’avenir se dissolvent, les lendemains radieux de la révolution et du progrès ne sont plus crus par personne, désormais on veut vivre tout de suite, ici et maintenant, se conserver jeune et non plus forger l’homme nouveau. Société postmoderne signifie en ce sens rétraction du temps social et individuel alors même que s’impose toujours plus la nécessité de prévoir et d’organiser le temps collectif, épuisement de l’élan moderniste vers l’avenir, désenchantement et monotonie du nouveau, essoufflement d’une société ayant réussi à neutraliser dans l’apathie ce qui la fonde : le changement. »

Lipovetsky, Gilles. L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain. Gallimard, collection Folio essais, 1983. p. 15

mercredi 16 février 2011

Tout autour

«  Qu’il périsse sans consolation, quiconque raille un malade en route vers la source la plus lointaine, qui aggravera sa maladie et rendra sa mort plus douloureuse, ou encore quiconque se croit supérieur au cœur opprimé qui pour se libérer de ses remords et soulager son âme de ses souffrances fait un pèlerinage en Terre sainte! Chaque pas qui déchire la plante de ses pieds sur un chemin non frayé est une goutte de baume pour son âme angoissée et après chaque journée de voyage qu’il endure il s’étend le cœur allégé de bien des afflictions. Et pouvez-vous appeler cela folie, vous, phraseurs allongés sur vos coussins? – Folie ! – Oh! Dieu! tu vois mes larmes. Fallait-il donc qu’après avoir créé l’homme si pauvre, tu lui donnasses des frères pour lui ravir encore son peu de pauvreté, le peu de confiance qu’il a en toi, en toi, qui es tout amour! Car la confiance dans les vertus curatives d’une racine, dans les larmes du cep de vigne, n’est-elle pas confiance en toi, certitude que dans tout ce qui nous entoure tu as mis les forces de guérison et de soulagement dont nous avons besoin à toute heure? Père, que je ne connais pas, Père, qui jadis emplissais toute mon âme et maintenant as détourné de moi Ta Face! Rappelle-moi à Toi! Ton silence ne retiendra pas plus longtemps mon âme assoiffée. Un homme, un père pourrait-il s’emporter, si son fils revenu à l’improviste lui sautait au cou en criant : « Père, me voici de retour! Ne m’en veux pas d’avoir interrompu le voyage que pour t’obéir j’aurais dû prolonger encore. Le monde est partout le même : peine et travail, et puis salaire et joie; mais que m’importe tout cela? Je ne me sens bien que là où tu es; c’est en face de Toi que je veux souffrir ou savourer le bonheur. – Et Toi, Père bien-aimé, Père céleste, tu devrais le repousser loin de Toi? »

Goethe. Les Souffrances du jeune Werther. Garnier-Flammarion, Paris. p.128

Lointains invisibles

« Avec quelle vivacité je me souvins des heures où il m’arrivait de rester immobile, de suivre l’onde du regard, de la poursuivre avec de merveilleux pressentiments, de me représenter dans mon esprit aventureux les régions vers lesquelles elle s’écoulait et, mon imagination se heurtant bientôt à ses limites, je m’obligeais toujours à continuer toujours plus loin jusqu’à me perdre tout entier dans la contemplation de lointains invisibles. Oui, mon cher ami, tout aussi limités et tout aussi heureux étaient les patriarches! tout aussi naïfs leurs sentiments et leur poésie! Lorsque Ulysse parle de la mer sans limites et de la terre sans fin, cela est si vrai, si humain, si profond, si condensé, si mystérieux! À quoi me sert de pouvoir aujourd’hui répéter avec chaque écolier que cette terre est ronde? Il n’en faut à l’homme que quelques mottes, pour savourer sur elle le bonheur, moins encore pour trouver sous elle le repos. »

Goethe. Les Souffrances du jeune Werther. Garnier-Flammarion, Paris. p.112