« Nulle révolte, nul vertige mortifère ne l’accompagne, la solitude est devenue un fait, une banalité de même indice que les gestes quotidiens. Les consciences ne se définissent plus par le déchirement réciproque; la reconnaissance, le sentiment d’incommunicabilité, le conflit ont fait place à l’apathie et l’intersubjectivité elle-même se trouve désinvestie. Après la désertion sociale des valeurs et des institutions, c’est la relation à l’Autre qui selon la même logique succombe au procès de désaffection. Le Moi n’habite plus un enfer peuplé d’autres ego rivaux ou méprisés, le relationnel s’efface sans cris, sans raison, dans un désert d’autonomie et de neutralité asphyxiantes. La liberté, à l’instar de la guerre, a propagé le désert, l’étrangeté absolue à autrui. « Laisse-moi seule », désir et douleur d’être seul. Ainsi est-au au bout du désert; déjà atomisé et séparé, chacun se fait l’agent actif du désert, l’élargit et le creuse, incapable qu’il est de « vivre » l’Autre. Non content de produire l’isolation, le système engendre son désir, désir impossible qui, sitôt accompli, se révèle intolérable : on demande à être seul, toujours plus seul et simultanément on ne se supporte pas soi-même, seul à seul. Ici le désert n’a plus ni commencement ni fin. »
Lipovetsky, Gilles. L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain. Gallimard, collection Folio essais, 1983. p. 68