dimanche 27 mars 2011

L'infranchissable

« La seule façon que l’humanité a trouvé de dominer le temps, c’est de le spatialiser ad nauseam. Le temps est le secret même de la subjectivité et si on doit se référer à un voyage pour le capter avec plus d’acuité, il faut invoquer le voyage intérieur. Quand on objective le temps, c’est qu’on parle du temps des autres et, par conséquent, de l’espace qui nous sépare des autres. En amour, si réduit soit cet espace, il n’en figure pas l’infranchissable frontière entre deux êtres. Le temps intérieur de l’autre ne peut être perçu, au plus fort de l’extase, que comme l’espace irréductible qui sépare deux amants, les confine à des caresses superficielles et leur interdit la vraie fusion ! Il est difficile de rendre tout ce qu’il y a de désespéré dans cette dernière phrase ; le pouvoir signifierait qu’on peut, par les artifices de l’écriture, surmonter l’inévitable spatialisation du temps qui fait qu’on vieillit en dehors de la durée de la personne aimée. On ne transcende le temps que pour sombrer dans une crevasse spatiale et, dans l’euphorie de ce franchissement, on oublie que le temps se déplace toujours plus vite que nous et qu’il se déplace dans l’espace, hors de sa structure. Ainsi, on le croit fuyant quand il nous échappe par sa constante métastase, mais c’est nous qui disparaissons. L’espace méridien d’un lit est encore plus cruel : quand on l’a franchi, on ne l’a pas franchi ! On croit pénétrer la personne aimée ; on ne fait que glisser sur la peau reluisante de ses jambes. L’amour, si délibérément intrusif soit-il, se ramène à une approximation vélaire de l’autre, à une croisière désespérante sur le toit d’une mer qu’on ne peut jamais percer. »

Aquin, Hubert. Neige noire. Éditions Pierre Tisseyre. Montréal. 1974. p. 194.

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