jeudi 15 décembre 2011

L'intelligence

« Il reprend la lettre. Il écrit.
« S. Thala, 14 septembre. »
« Ne venez plus, ne venez pas, dites aux enfants n’importe quoi. »
La main s’arrête, reprend :
« Si vous n’arrivez pas à leur expliquer, laissez-les inventer. »
Il pose la plume, la reprend encore :
« Ne regrettez rien, rien faites taire toute douleur, ne comprenez rien, dites-vous que vous serez alors plus près de » – la main se lève, reprend, écrit : « l’intelligence ».

Duras, Marguerite. L’Amour. Gallimard, collection Folio. 1971. p. 41

La Grande fatigue de l'existence

« La grande fatigue de l’existence n’est peut-être en somme que cet énorme mal qu’on se donne pour demeurer vingt ans, quarante ans, davantage, raisonnable, pour ne pas être simplement, profondément soi-même, c’est-à-dire immonde, atroce, absurde. Cauchemar d’avoir à présenter toujours comme un petit idéal universel, surhomme du matin au soir, le sous-homme claudicant qu’on nous a donné. »

Céline, Louis-Ferdinand. Voyage au bout de la nuit. Gallimard, 1952. p.412-413

La Vérité

« Quelle occasion ! Les amours contrariées par la misère et les grandes distances, c’est comme les amours de marin, y a pas à dire, c’est irréfutable et c’est réussi. D’abord, quand on a pas l’occasion de se rencontrer souvent, on peut pas s’engueuler, et c’est déjà beaucoup de gagné. Comme la vie n’est qu’un délire tout bouffi de mensonges, plus qu’on est loin et plus qu’on peut en mettre dedans des mensonges et plus alors qu’on est content, c’est naturel et c’est régulier. La vérité c’est pas mangeable. Par exemple à présent c’est facile de nous raconter des choses à propos de Jésus-Christ. Est-ce qu’il allait aux cabinets devant tout le monde Jésus-Christ? J’ai l’idée que ça n’aurait pas duré longtemps son truc s’il avait fait caca en public. Très peu de présence, tout est là, surtout pour l’amour. »

Céline, Louis-Ferdinand. Voyage au bout de la nuit. Gallimard, 1952. p.362


Plaisir

« Et puis des artistes en plus, de nos jours, on en a mis partout par précaution tellement qu’on s’ennuie. Même dans les maisons où on a mis des artistes avec leurs frissons à déborder partout et leurs sincérités à dégouliner à travers les étages. Les portes en vibrent. C’est à qui frémira davantage et avec le plus de culot, de tendresse, et s’abandonnera plus intensément que le copain. On décore à présent aussi bien les chiottes que les abattoirs et le Mont-de-Piété aussi, tout ce la pour vous amuser, vous distraire, vous faire sortir de votre Destinée. Vivre tout sec, quel cabanon! La vie c’est une classe dont l’ennui est le pion, il est là tout le temps à vous épier d’ailleurs, il faut avoir l’air d’être occupé, coûte que coûte, à quelque chose de passionnant, autrement il arrive et vous bouffe le cerveau. Un jour qui n’est rien qu’une simple journée de 24 heures c’est pas tolérable. Ça doit être qu’un long plaisir presque insupportable une journée, un long coït une journée, de gré ou de force. »

Céline, Louis-Ferdinand. Voyage au bout de la nuit. Gallimard, 1952. p.352


Revenir

« Il était arrivé au bout lui aussi. On ne pouvait plus rien lui dire. Il y a un moment où on est tout seul quand on est arrivé au bout de tout ce qui peut vous arriver. C’est le bout du monde. Le chagrin lui-même, le vôtre, ne vous répond plus rien et il faut revenir alors, parmi les hommes, n’importe lesquels. On n’est pas difficile dans ces moments-là, car même pour pleurer il faut retourner là où tout recommence, il faut revenir avec eux. »

Céline, Louis-Ferdinand. Voyage au bout de la nuit. Gallimard, 1952. p.326

Jeunesse

« J’étais comme arrivé au moment, à l’âge peut-être, où on sait bien ce qu’on perd à chaque heure qui passe. Mais on n’a pas encore acquis la force de sagesse qu’il faudrait pour s’arrêter pile sur la route du temps, et puis d’abord si on s’arrêtait on ne saurait quoi faire non plus sans cette folie d’avancer qui vous possède et qu’on admire depuis toute sa jeunesse. Déjà on est moins fier d’elle de sa jeunesse, on ose pas encore l’avouer en public que ce n’est peut-être que cela sa jeunesse, de l’entrain à vieillir. »

Céline, Louis-Ferdinand. Voyage au bout de la nuit. Gallimard, 1952. p.286

Soi-même

« C’est peut-être ça qu’on cherche à travers la vie, rien que cela, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir. »

Céline, Louis-Ferdinand. Voyage au bout de la nuit. Gallimard, 1952. p.238

Philosopher

« Philosopher n’est qu’une autre façon d’avoir peur et ne porte guère qu’aux lâches simulacres. »

Céline, Louis-Ferdinand. Voyage au bout de la nuit. Gallimard, 1952. p.207

Vide

« Toujours j’avais redouté d’être à peu près vide, de n’avoir en somme aucune sérieuse raison pour exister. À présent j’étais devant les faits bien assurés de mon néant individuel. Dans ce milieu trop différent de celui où j’avais de mesquines habitudes, je m’étais à l’instant comme dissous. Je me sentais bien près de ne plus exister, tout simplement. Ainsi, je le découvrais, dès qu’on avait cessé de me parler des choses familières, plus rien ne m’empêchait de sombrer dans une sorte d’irrésistible ennui, dans une manière de doucereuse, d’effroyable catastrophe d’âme. Une dégoûtation. »

Céline, Louis-Ferdinand. Voyage au bout de la nuit. Gallimard, 1952. p.205

La Conscience tranquille

« C’est triste des gens qui se couchent, on voit bien qu’ils se foutent que les choses aillent comme elles veulent, on voit bien qu’ils ne cherchent pas à comprendre eux le pourquoi qu’on est là. Ça leur est bien égal. Ils dorment n’importe comment, c’est des gonflés, des huîtres, des pas susceptibles, Américains ou non. Ils ont toujours la conscience tranquille. [...] Ce qui est pire c’est qu’on se demande comment le lendemain on trouvera assez de forces pour continuer à faire ce qu’on a fait la veille et depuis déjà tellement trop longtemps, où on trouvera la force pour ces démarches imbéciles, ces mille projets qui n’aboutissent à rien, ces tentatives pour sortir de l’accablante nécessité, tentatives qui toujours avortent, et toutes pour aller se convaincre une fois de plus que le destin est insurmontable, qu’il faut retomber au bas de la muraille, chaque soir, sous l’angoisse de ce lendemain, toujours plus précaire, plus sordide. »

Céline, Louis-Ferdinand. Voyage au bout de la nuit. Gallimard, 1952. p.201

Dignité

« Au service de la Compagnie Pordurière du Petit Togo besognaient en même temps que moi, je l’ai dit, dans ses hangars et sur ses plantations, grand nombre de nègres et de petits blancs dans mon genre. Les indigènes eux ne fonctionnent guère en somme qu’à coups de trique, ils gardent cette dignité, tandis que les blancs, perfectionnés par l’instruction publique, ils marchent tout seuls. »

Céline, Louis-Ferdinand. Voyage au bout de la nuit. Gallimard, 1952. p.142

La Haine

« Quand la haine des hommes ne comporte aucun risque, leur bêtise est vite convaincue, les motifs viennent tout seuls. »

Céline, Louis-Ferdinand. Voyage au bout de la nuit. Gallimard, 1952. p.120

Oublier

« La grande défaite, en tout, c’est d’oublier, et surtout ce qui vous a fait crever, et de crever sans comprendre jamais jusqu’à quel point les hommes sont vaches. Quand on sera au bord du trou faudra pas faire les malins nous autres, mais faudra pas oublier non plus, faudra raconter tout sans changer un mot, de ce qu’on a vu de plus vicieux chez les hommes et puis poser sa chique et puis descendre. Ça suffit comme boulot pour une vie entière. »

Céline, Louis-Ferdinand. Voyage au bout de la nuit. Gallimard, 1952. p.29-30

Mourir

« Quand on a pas d’imagination, mourir c’est peu de chose, quand on en a, mourir c’est trop. »

Céline, Louis-Ferdinand. Voyage au bout de la nuit. Gallimard, 1952. p.24-25