« Quand elle a été vieille, les cheveux blancs, elle est allée aussi chez le photographe, elle y est allée seule, elle s’est fait photographier avec sa belle robe rouge sombre et ses deux bijoux, son sautoir et sa broche or et jade, un petit tronçon de jade embouti d’or. Sur la photo elle est bien coiffée, pas un pli, une image. Les indigènes aisés, allaient eux aussi au photographe, une fois par existence, quand ils voyaient que la mort approchait. Les photos étaient grandes, elles étaient toutes de même format, elles étaient encadrées dans des beaux cadres dorés et accrochées près de l’autel des ancêtres. Tous les gens photographiés, j’en ai vus beaucoup donnaient presque la même photo, leur ressemblance était hallucinante. Ce n’est pas seulement que la vieillesse se ressemble, c’est que les portraits étaient retouchés, toujours, et de telle façon que les particularités du visage, s’il en restait encore, étaient atténuées. Les visages étaient apprêtés de la même façon pour affronter l’éternité, ils étaient gommés, uniformément rajeunis. C’était ce que voulaient les gens. Cette ressemblance – cette discrétion – devait habiller le souvenir de leur passage à travers la famille, témoigner à la fois de la singularité de celui-ci et de son effectivité. Plus ils se ressemblaient et plus l’appartenance aux rangs de la famille devait être patente. De plus, tous les hommes avaient le même turban, les femmes, le même chignon, les mêmes coiffures tirées les hommes et les femmes la même robe à col droit. Ils avaient tous le même air que je connaîtrais encore entre tous. Et cet air qu’avait ma mère dans la photographie était le leur, c’était celui-là, noble, diraient certains, et certains autres, effacé. »
Duras, Marguerite. L’amant. 1984. Reclam, Universal-Bibliotek. p. 113