« La science est d’origine en conflit avec les récits. À l’aune des ses propres critères, la plupart de ceux-ci se révèlent des fables. Mais, pour autant qu’elle ne se réduit pas à énoncer des régularités utiles et cherche le vrai, elle se doit de légitimer ses règles de jeu. C’est alors qu’elle tient sur son propre statut un discours de légitimation, qui s’est appelé philosophie. Quand ce métadiscours recourt explicitement à tel ou tel grand récit, comme la dialectique de l’Esprit, l’herméneutique du sens, l’émancipation du sujet raisonnable ou travailleur, le développement de la richesse, on décide d’appeler « moderne » la science qui s’y réfère pour se légitimer. C’est ainsi par exemple que la règle du consensus entre le destinateur et le destinataire d’un énoncé à valeur de vérité sera tenue pour acceptable si elle s’inscrit dans la perspective d’une unanimité possible des esprits raisonnables : c’était le récit des Lumières, où le héros du savoir travaille à une bonne fin éthico-politique, la paix universelle. On voit sur ce cas qu’en légitimant le savoir par un métarécit, qui implique une philosophie de l’histoire, on est conduit à se questionner sur la validité des institutions qui régissent le lien social : elles aussi demandent à être légitimées. La justice se trouve ainsi référée au grand récit, au même titre que la vérité. »
Lyotard, Jean-François. La condition postmoderne. Éditions de Minuit. 1979. p.7